La Befana représente l’une des traditions les plus emblématiques et persistantes du folklore italien, traversant les siècles avec une remarquable capacité d’adaptation. Cette figure mystérieuse de vieille femme bienveillante, qui distribue cadeaux et friandises aux enfants le 6 janvier, incarne bien plus qu’une simple coutume festive. Elle témoigne de la richesse culturelle italienne et de sa capacité unique à fusionner influences païennes et chrétiennes dans un syncrétisme populaire vivace. L’étude de sa persistance révèle les mécanismes profonds par lesquels les communautés locales préservent et transforment leur patrimoine immatériel, défiant modernisation et mondialisation culturelle.
Origines mythologiques et évolution historique de la befana dans le folklore italien
Racines pré-chrétiennes et cultes agraires de l’épiphanie romaine
Les origines de la Befana plongent profondément dans les rituels agraires de l’Antiquité romaine, où les solstices et équinoxes rythmaient la vie sociale et religieuse. Les festivités de janvier, particulièrement celles liées à la déesse Strenia, préfiguraient déjà l’échange de présents et la bénédiction des foyers. Ces célébrations marquaient symboliquement le passage vers la nouvelle année agricole, moment crucial pour les communautés rurales de la péninsule italique.
La figure féminine dispensatrice de bienfaits trouve ses racines dans les cultes matriarcaux méditerranéens, où la Grande Mère veillait sur les cycles naturels et la prospérité des familles. Les historiens identifient des parallèles frappants entre la Befana et les divinités telluriques comme Cérès ou Diana, protectrices des moissons et de la fécondité. Cette filiation explique pourquoi la tradition befanine s’enracine particulièrement dans les régions à forte vocation agricole.
Syncrétisme religieux entre traditions païennes et christianisme médiéval
L’avènement du christianisme en Italie ne supprime pas ces croyances ancestrales mais les transforme graduellement. L’Église médiévale, pragmatique, intègre les festivités populaires dans le calendrier liturgique plutôt que de les combattre frontalement. L’Épiphanie chrétienne, célébrant l’adoration des Rois Mages, offre un cadre parfait pour christianiser les anciennes coutumes de janvier.
La légende chrétienne de la Befana émerge ainsi au XIIe siècle : une vieille femme refuse d’accompagner les Mages vers Bethléem, puis regrette sa décision et part distribuer des présents aux enfants en quête de l’Enfant Jésus. Cette narration habilement conçue préserve l’essence du rituel païen – la distribution de dons par une figure féminine tutélaire – tout en l’inscrivant dans la mythologie chrétienne. Ce syncrétisme témoigne de la souplesse adaptative du folklore italien face aux changements religieux.
Première documentation écrite de la befana dans les chroniques du XIIe siècle
Les premières mentions écrites de la Befana apparaissent dans les chroniques monastiques du XIIe siècle, particulièrement en Latium et Toscane. Ces documents révèlent déjà une tradition bien établie, suggérant une origine antérieure de plusieurs siècles. Le Chronicon de l’abbaye de Farfa mentionne explicitement les « festivitates befaniae » parmi les coutumes tolérées par l’autorité ecclésiastique.
Ces sources documentent également l’évolution sémantique du terme « Befana », dérivé d’ Epifania par corruption phonétique populaire. Cette transformation linguistique illustre l’appropriation complète de la fête par les communautés locales, qui s’affranchissent progressivement du cadre strictement liturgique pour développer leurs propres rituels. Les archives communales de Florence et Rome confirment l’institutionnalisation progressive de ces célébrations dans la vie urbaine médiévale.
Transformation iconographique de la figure féminine à travers les siècles
L’iconographie de la Befana évolue considérablement entre Moyen Âge et époque moderne. Les premières représentations la dépeignent comme une matrone respectable, proche des figures mariales, avant qu’elle n’acquière progressivement ses attributs de sorcière bienveillante . Cette transformation reflète l’influence de la Contre-Réforme, qui cherche à marginaliser les pratiques trop éloignées de l’orthodoxie catholique.
Paradoxalement, cette diabolisation partielle renforce l’attrait populaire de la Befana, qui incarne désormais la transgression contrôlée et l’inversion temporaire de l’ordre social. Son apparence de vieille femme déguenillée, ses moyens de locomotion surnaturels (le balai volant) et sa capacité à pénétrer dans les foyers par les cheminées en font une figure liminale fascinante, à la frontière entre sacré et profane, terreur et bienveillance.
Variations régionales et spécificités géographiques des traditions befanines
Pratiques distinctives de la befana en toscane et dans le latium
En Toscane, la tradition befanine revêt une dimension particulièrement théâtrale et communautaire. Les befanate – représentations spectaculaires de l’arrivée de la Befana – mobilisent des villages entiers dans des mises en scène élaborées. À Pitigliano, la descente de la Befana depuis les remparts étrusques attire chaque année des milliers de spectateurs, témoignant de la vitalité contemporaine de ces traditions séculaires.
Le Latium, berceau historique de la légende, cultive une approche plus intime et familiale. À Rome, les marchés de la Piazza Navona perpétuent depuis le XVIIe siècle la vente de jouets et friandises befanines. Cette commercialisation ancienne démontre comment les traditions populaires s’adaptent aux contextes urbains sans perdre leur substance culturelle. Les calze della Befana – chaussettes traditionnelles – y sont confectionnées selon des techniques artisanales transmises de génération en génération.
Rituels spécifiques des marches et adaptations dans les abruzzes
Dans les Marches, la Befana s’inscrit dans un cycle rituel plus vaste incluant les Pasquarelle – chants itinérants de l’Épiphanie. Ces pratiques musicales, classées au patrimoine culturel immatériel régional, associent la visite befanine à un répertoire poétique spécifique. Les groupes de pasquarellari perpétuent un art vocal complexe mêlant improvisations et formules traditionnelles, créant une expérience immersive unique.
Les Abruzzes développent une variante montagnarde particulièrement résistante aux influences externes. Dans les villages isolés de l’Apennin, la Befana conserve ses attributs les plus archaïques : distribution de fruits secs locaux, bénédictions des étables, rituels purificateurs par le feu. Ces pratiques, documentées par les ethnologues dès les années 1950, révèlent la permanence de substrats pré-chrétiens dans les zones géographiquement marginales.
Manifestations particulières en Émilie-Romagne et vénétie
L’Émilie-Romagne se distingue par l’intégration gourmande de la tradition befanine dans sa culture gastronomique réputée. Les spécialités culinaires de l’Épiphanie – tortelli dolci , ciambella della Befana – font de cette région un laboratoire de l’innovation traditionnelle. Les familles émiliennes rivalisent de créativité pour composer des calze mêlant friandises artisanales et petits cadeaux, transformant la simple distribution en art culinaire familial.
En Vénétie, la Pinza de la Befana illustre parfaitement cette dimension gastronomique. Cette brioche aux fruits confits, variante locale du panettone, s’impose comme le symbole comestible de la fête. Sa préparation collective dans les familles vénitiennes renforce les liens intergénérationnels tout en préservant des savoirs-faire culinaires spécifiques. Cette matérialisation gustative de la tradition assure sa transmission naturelle et sa valorisation contemporaine.
Survivances insulaires : traditions siciliennes et sardes de l’épiphanie
En Sicile, la Befana subit l’influence des substrats culturels grec et arabe, créant des syncrétismes uniques. La Strina siciliana conserve des éléments rituels absents du continent : usage de l’encens, formules d’invocation en dialecte archaïque, association avec les cultes des saintes locales. Ces spécificités révèlent comment l’insularité favorise la préservation de traits culturels anciens tout en permettant des innovations originales.
La Sardaigne développe une variante encore plus singulière avec sa Giana Befana , figure hybride mêlant tradition continentale et mythologie nuragique. Les rituels sardes intègrent des éléments pastoraux spécifiques – bénédiction des troupeaux, distributions de fromages artisanaux – qui témoignent de l’adaptation de la tradition aux particularités économiques et sociales insulaires. Cette capacité d’adaptation locale explique largement la persistance de la tradition befanine face aux standardisations culturelles contemporaines.
Anthropologie des croyances populaires et transmission intergénérationnelle
Mécanismes de perpétuation orale dans les communautés rurales
La transmission de la tradition befanine repose fondamentalement sur l’oralité, mécanisme privilégié de préservation culturelle dans les sociétés traditionnelles. Les nonne – grand-mères dépositaires de la mémoire familiale – jouent un rôle central dans cette perpétuation. Leurs récits, enrichis d’anecdotes personnelles et d’adaptations créatives, maintiennent vivante la croyance tout en l’actualisant selon les contextes familiaux spécifiques.
Cette oralité ne se limite pas aux simples narrations mais englobe tout un répertoire gestuel, musical et performatif. Les filastrocche – comptines befanines – constituent un patrimoine poétique remarquable, mêlant onomatopées, rimes complexes et références culturelles locales. Leur mémorisation par les enfants assure une transmission naturelle et ludique, transformant l’apprentissage culturel en jeu collectif. Cette dimension ludique explique en partie la résistance de la tradition face aux divertissements modernes.
Rôle des femmes dans la préservation des savoirs traditionnels befanins
Les femmes italiennes assument historiquement la responsabilité de la perpétuation befanine, depuis la confection des cadeaux jusqu’à l’organisation des rituels familiaux. Cette fonction de gardiennes de la tradition s’enracine dans les structures patriarcales traditionnelles, où l’éducation des enfants et la gestion des fêtes domestiques relevaient de l’autorité féminine. Paradoxalement, cette assignation de genre renforce l’autonomie culturelle des femmes dans la sphère familiale.
L’anthropologue Maria Seppilli documente dès les années 1960 cette « maternité culturelle » spécifique aux traditions befanines. Les mères et grand-mères développent des stratégies sophistiquées pour maintenir la croyance enfantine tout en préparant progressivement la révélation de la « vérité » befanine. Cette gestion fine de la transition entre croyance et connaissance témoigne d’une psychologie populaire remarquablement élaborée, adaptée aux besoins de développement cognitif des enfants.
La Befana représente un laboratoire anthropologique fascinant où se déploient les mécanismes complexes de la transmission culturelle intergénérationnelle dans les sociétés méditerranéennes traditionnelles.
Impact de l’urbanisation sur les pratiques rituelles familiales
L’exode rural massif de l’après-guerre transforme radicalement les modalités de perpétuation befanine. En milieu urbain, la tradition perd ses ancrages communautaires et territoriaux pour se replier dans l’intimité familiale. Cette privatisation modifie substantiellement sa signification sociale : d’événement collectif structurant la cohésion villageoise, elle devient marqueur identitaire de familles déracinées cherchant à préserver leurs origines.
Cependant, cette adaptation urbaine génère aussi des innovations remarquables. Les comitati di quartiere – comités de quartier – organisent désormais des fêtes befanines collectives dans les métropoles du Nord, recréant artificiellement la dimension communautaire perdue. Ces initiatives révèlent la capacité d’adaptation de la tradition populaire face aux mutations socio-économiques, ainsi que le besoin persistant de lien social dans les contextes urbains anonymes.
Adaptations contemporaines face à la sécularisation sociale
La sécularisation progressive de la société italienne depuis les années 1960 redéfinit le statut de la Befana dans l’imaginaire collectif. Progressivement détachée de ses références chrétiennes explicites, elle acquiert une autonomie culturelle nouvelle en tant que figure purement folklorique. Cette laïcisation paradoxale renforce sa capacité d’attraction auprès des familles non-pratiquantes, élargissant son audience sociale.
Les psychologues de l’enfance soulignent désormais la valeur pédagogique de la tradition befanine, indépendamment de ses dimensions religieuses. La figure de la sorcière bienveillante offre aux enfants un cadre rassurant pour apprivoiser leurs peurs, tandis que le système de récompenses/sanctions développe leur sens moral. Cette fonctionnalisation éducative assure une légitimité nouvelle à la tradition dans une société valorisant la rationalité et l’efficacité pédagogique.
Matérialisation contemporaine et commercialisation de la tradition befanine
La modernisation de l’Italie transforme profondément les modalités matérielles de la tradition befanine sans en altérer l’essence symbolique. L’industrie du jouet et de la confiserie développe dès les années 1950 une offre
spécialisée dans les produits befanins authentiques. Cette commercialisation ne constitue pas une dénaturalisation mais plutôt une démocratisation de la tradition, permettant aux familles urbaines d’accéder facilement aux éléments matériels nécessaires à la perpétuation rituelle.
Les calze della Befana industrielles reproduisent fidèlement les modèles artisanaux traditionnels, intégrant motifs folkloriques et couleurs symboliques. Cette standardisation paradoxale préserve l’esthétique traditionnelle tout en garantissant une diffusion nationale homogène. Les fabricants italiens développent même des gammes « premium » privilégiant matériaux naturels et techniques artisanales, répondant à une demande croissante d’authenticité de la part des consommateurs urbains éduqués.
La confiserie befanine illustre parfaitement cette tension entre tradition et modernisation. Les carboni dolci – charbons sucrés – évoluent d’une simple réglisse noire vers des créations sophistiquées intégrant chocolats fins et saveurs innovantes. Cette élévation qualitative maintient l’attrait symbolique du « charbon » tout en satisfaisant les palais contemporains. Les pâtisseries artisanales rivalisent désormais de créativité pour proposer des interprétations modernes des recettes befanines ancestrales.
L’essor du commerce électronique révolutionne l’accès aux spécialités régionales befanines. Les familles expatriées peuvent désormais commander leurs befanini toscans ou leur pinza vénitienne authentiques, maintenant vivaces leurs traditions d’origine malgré l’éloignement géographique. Cette mondialisation numérique transforme la Befana en ambassadrice culturelle de l’italianité à travers le monde, renforçant paradoxalement son enracinement identitaire.
Analyse comparative avec les figures folkloriques européennes analogues
L’étude comparative révèle que la Befana s’inscrit dans un ensemble européen de figures féminines dispensatrices de dons hivernaux, témoignant de substrats culturels communs aux sociétés indo-européennes. La Berchta germanique, la Baboushka slave ou la Mari Lwyd galloise partagent avec la Befana des attributs similaires : apparence de vieille femme, pouvoirs surnaturels, fonction de distribution de présents ou punitions selon le comportement des enfants.
Ces convergences suggèrent l’existence d’un archétype féminin archaïque lié aux cycles saisonniers et aux rituels de passage. Cependant, la Befana se distingue par sa remarquable capacité d’adaptation et de survivance. Là où d’autres traditions similaires ont décliné face à la modernisation, elle maintient une vitalité exceptionnelle grâce à sa flexibilité structurelle et son intégration réussie dans la culture de consommation contemporaine.
La comparaison avec le Père Noël anglo-saxon révèle des stratégies de résistance culturelle fascinantes. Plutôt que de disparaître face à cette figure concurrente massivement médiatisée, la Befana développe une complémentarité temporelle et fonctionnelle. Elle s’impose comme la spécificité italienne irréductible face à la mondialisation culturelle, incarnant une fierté identitaire renouvelée. Cette cohabitation harmonieuse démontre la capacité des traditions locales à négocier leur survie dans un contexte de globalisation culturelle.
L’anthropologue Claude Lévi-Strauss soulignait déjà dans ses travaux sur la mythologie que certaines structures narratives transcendent les frontières culturelles tout en s’adaptant aux spécificités locales. La persistance de la Befana illustre parfaitement cette théorie : elle conserve les fonctions universelles de médiation entre monde adulte et enfance, tout en développant des modalités d’expression spécifiquement italiennes qui assurent sa différenciation et sa pérennité.
Défis actuels de préservation patrimoniale et perspectives d’avenir
La reconnaissance de la Befana comme patrimoine culturel immatériel par l’UNESCO en 2019 marque un tournant décisif dans sa préservation institutionnelle. Cette labellisation internationale valide scientifiquement sa valeur anthropologique tout en sensibilisant les pouvoirs publics à la nécessité de politiques de sauvegarde actives. Les régions italiennes développent désormais des programmes de documentation et transmission spécifiquement dédiés aux traditions befanines locales.
Cependant, la pandémie de COVID-19 révèle la fragilité des traditions communautaires face aux restrictions sanitaires. L’interdiction des rassemblements publics en 2020-2021 interrompt brutalement des siècles de continuité rituelle, obligeant les communautés à réinventer leurs modalités de célébration. Cette crise sanitaire accélère paradoxalement la digitalisation de la tradition : visioconférences befanines, livraisons de cadeaux contactless, spectacles virtuels se multiplient, créant de nouvelles formes de participation communautaire.
L’enjeu contemporain majeur concerne la transmission aux nouvelles générations dans un contexte de concurrence accrue avec les divertissements numériques. Les parents millennials, souvent nostalgiques de leurs propres souvenirs befanins, investissent massivement dans la perpétuation familiale tout en adaptant les modalités aux attentes de leurs enfants connectés. Cette génération développe une approche créative mêlant tradition et innovation : applications mobiles dédiées, réseaux sociaux befanins, merchandising contemporain maintiennent l’attractivité auprès des plus jeunes.
Les perspectives d’avenir de la tradition befanine s’annoncent prometteuses grâce à sa capacité démontrée d’adaptation et d’innovation. La montée des préoccupations écologiques favorise d’ailleurs un retour aux traditions locales et aux productions artisanales, créant un contexte favorable à la revitalisation befanine. Les nouvelles générations italiennes, sensibilisées aux enjeux de préservation culturelle, redécouvrent avec fierté leurs spécificités traditionnelles face à l’uniformisation globale. Cette conscience patrimoniale renouvelée augure d’une transmission dynamique pour les décennies à venir, garantissant la pérennité de cette remarquable tradition populaire.